On a demandé souvent à soi et aux autres : Qu’est-ce que c’est que le bonheur? Les autres vous ont répondu de gros volumes ; on s’est répondu à soi-même en pensant à ce qu’on n’a plus ou à ce qu’on désire ; et, en avant ou en arrière, l’éloignement produit un mirage qui charme de la même manière.

Le bonheur, c’est la boule
Que cet enfant poursuit tout le temps qu’elle roule,
Et que, dès qu’elle arrête, il repousse du pied.

On entend souvent des gens regretter le temps de l’enfance et les jours du collège, comme si cet âge n’avait pas déjà ses déceptions, ses chagrins, ses désespoirs. Les polichinelles de l’enfance sont aussi sérieux que les ambitions de l’âge mûr; joujoux pour joujoux, le polichinelle offre des plaisirs plus réels, et un enfant auquel on confisque son polichinelle ou gagne toutes ses billes est aussi justement, pour le moins aussi profondément affligé que l’homme mûr auquel on enlève sa place et ses dignités. Une balle élastique lancée trop vivement, qui passe et se perd par-dessus le grand mur laisse aussi stupéfait et aussi accablé qu’on le sera plus tard en voyant ses joies et ses espérances disparaître à peu près de la même façon.

Toujours est-il que, si je parle un moment de mes premières années, ce n’est pas pour donner des regrets au collège, mais seulement pour parler de deux choses qui, à cette époque de ma vie, excitaient à un très-haut point mon admiration. La première, ce fut de voir un célèbre escamoteur, qui existe encore aujourd’hui, tirer d’un chapeau des joujoux de toutes sortes, des mouchoirs, des bouquets, des bonbons, des plumes de quoi remplir toute une chambre, - sans parler des jeux de mots, des coq-à-l’âne et des calembours.

J’ai eu le bonheur de passer une grande partie de mon enfance à la campagne, sous les chênes et les hêtres, que saint Bernard appelait ses maîtres et ses précepteurs. J’avais presque oublié l’escamoteur et son miraculeux chapeau qui contenait tant de choses, lorsque, dans un conte de fée, je vis un prodige qui le laissait de beaucoup en arrière.

Un prince avait reçu d’une vieille femme à laquelle il avait sauvé la vie trois noisettes : la première qu’il cassa contenait un petit chien; la seconde, sept cents aunes de toile; la troisième, une charmante princesse.

Un peu plus tard, on m’expliqua que ces contes étaient des mensonges; que les noisettes ne contenaient jamais ni princesse, ni toile de hollande, ni petit chien; qu’on était très-heureux quand elles renfermaient des amandes, et que le plus souvent on n’y trouvait qu’un ver fort laid qui avait mangé l’amande.

On me réveilla des contes de fées, et je trouvai d’abord la vie fort triste, fort étroite et fort mesquine. Quoi ! Il n’y a pas d’ogres ni de géants ? Alors les héros ne sont pas grand’chose. Quoi les vieilles femmes qu’on assiste ou qu’on sauve ne sont pas des fées ? Quoi ! il n’y a ni fées, ni enchanteurs, ni génies ? Notre sort dépend des autres hommes ? Aucun être intermédiaire entre Dieu qui est si haut, et nous qui sommes si petits, ne vient jamais à notre secours ? il n’y a pas de baguette qui change les citrouilles en carrosses ? pas de chapeau qui rende invisible ?

Pas précisément, me dit-on; mais il y a cependant des gens qui, à force de vendre des citrouilles trop cher ou d’autres denrées à faux poids, finissent par avoir un carrosse; mettez un vieux mauvais chapeau, et il est probable que vos meilleurs amis vous laisseront passer sans vous voir.

Je regardai s’envoler toutes ces belles choses, comme j’avais peu de temps auparavant vu s’échapper de mes mains une fauvette que j’avais élevée et nourrie. Dans les deux cas, je restai immobile, stupéfait, suivant de l’oeil la fauvette et mes croyances, même après qu’on ne pouvait plus les voir.

J’entrai dans la vie, comme on descend dans une vallée sombre et désolée. On commença à m’enseigner le latin et le grec. Je retrouvai bien là quelques ogres avaleurs de pensums et de vers latins mal copiés, confisqueurs de billes, avides de récréations supprimées, mais je ne vis ni bonnes fées ni enchanteur bienfaisant.

Hélas ! personne ne songea à m’enseigner autre chose et à me dire : - La nature est plus belle, plus riche, plus féconde, plus merveilleuse, que tout ce que tu as vu dans les contes de fées. Les auteurs de ces contes n’osent pas faire faire par les génies, les fées et les enchanteurs, ce qui se fait tous les jours sous tes yeux, ce qui se passe sous un brin d’herbe ou dans une goutte d’eau.

Alphonse Karr 
Une poignée de vérités